Je ne fais pas partie de la génération qui a vu apparaître les tags et graffitis sur les murs de la ville, je fais plutôt partie de celle juste après, pour laquelle c’était normal de voir des tags et graffitis sur des murs trop fades.

En grandissant, j’ai commencé à savoir repérer et déchiffrer les différentes signatures qui m’entouraient. Ça m’a alors complètement fasciné. La ville m’est apparue comme un véritable livre à ciel ouvert. Retrouver les mêmes auteurs dans différentes rues, différents quartiers, différentes villes m’envoûtait littéralement, comme un jeu de piste géant. J’ai grandi sans télévision, sans jeux vidéo, mais c’était le meilleur jeu du monde. On pouvait y jouer tout le temps, partout, et surtout tout seul, ce qui m’arrangeait bien. Je bénissais les ralentissements et bouchons à l’arrière de la voiture familiale sur les rocades d’autoroute, ce qui me permettait de mieux distinguer les inscriptions. Les tags et graffitis sont vite devenus mes points de repères. J’évoluais dans la ville par rapport à leurs emplacements que je mémorisais, et non pas par rapport aux noms des rues.

Aujourd’hui encore cette magie n’a pas disparu et continue d’opérer lorsque je tombe nez à nez sur un tag de STOR au détour d’une ruelle de Milan, celui de SONIK au fin fond d’une route albanaise, ou bien encore celui de NORD au cœur de la vallée de la Maurienne. L’impression d’avoir trouvé un trésor, le cœur qui palpite, une émotion infantile qui heureusement ne s’est pas altérée avec l’âge.

Enfant, lorsque je pédalais jusqu’au CONTINENT de Wasquehal, j’attachais toujours mon vélo à un lampadaire du parking sur lequel figurait un tag EDGE. C’était loin d’être logique car ce n’était pas le poteau le plus proche de l’entrée, mais c’était mon poteau, celui avec le tag EDGE. Invariablement, j’y attachais mon vélo. J’y allais pour dépenser mon argent de poche en arcs et flèches en plastiques disponibles au rayon jouets (et qui cassaient un peu trop vite à mon goût), mais surtout pour l’animalerie dans la galerie marchande, dont les cochons d’Inde me fascinaient. Le jour où le parking a été refait et les lampadaires changés, j’ai eu l’impression qu’avec la disparition de ce poteau, une partie de mon enfance s’était envolée. Pour moi, ce EDGE était forcément un fan de U2, depuis que j’avais découvert sur les vinyles de mon père que le guitariste de U2 se faisait appeler THE EDGE.

Je me souviens de l’affiche « Quartiers Libres » dont le graffiti de BECK ornait ma chambre, des « Feuilles de Ch’rock », fanzines que mon père ramenait de son travail et dont les couvertures étaient régulièrement dessinées par les graffeurs du coin. Je me souviens de la première fois que j’avais vu Hipy peindre à Roubaix, je n’avais pas osé aller lui parler. Il portait un pull HIXSEPT et par la suite j’avais tout fait pour me procurer le même. Je me souviens de quelques jours de vacances à Paris en 2000, c’était rempli de tags et graffitis, une vraie ville musée, j’étais émerveillé. Des flops de JONONE que j’avais pris en photo car il y en avait partout mais que je n’arrivais pas à déchiffrer. Des persos d’ANDRE, des éclairs de ZEUS, d’un profil d’HNT, super propre, sûrement réalisé au pinceau, donc intriguant. Je me souviens que j’allais chaque mois acheter le magazine RADIKAL, que je ne lisais pas, mais juste pour les pages « Gettin’Fame » avec des photos de graffitis, qui sont devenues plus tard un petit livret au sein du magazine, avec des photos en noir et blanc, puis ensuite quelques hors-série avec de la couleur.

Tout cet univers me fascinait. Adolescent, j’aurais rêvé en faire partie, j’ai beaucoup fantasmé. Mais j’étais la plupart du temps seul, sans beaucoup d’amis, à lire ou dessiner en écoutant de la musique dans ma chambre de petite ville de province. Je voyais sur les murs les graffitis d’ISHAM ou d’ELVIS et ça me déprimait complètement, je ne comprenais pas comment leurs traits pouvaient être si propres et s’arrêter si nets.  Les pièces d’ESPACK réalisées en pleine rue comme si elles sortaient d’un terrain. Il allait me falloir beaucoup plus d’une vie pour espérer atteindre un jour ce niveau là. J’avais essayé avec les quelques Krylons dont mon père se servait pour repeindre ses cadres de vélos, le jet de peinture me semblait tout simplement impossible à maitriser.

Pourtant je m’étais trouvé un blaze, « Lem ». Je n’étais pas allé chercher plus loin que les trois premières lettres de mon nom de famille. Et, cerise sur le gâteau, j’avais même trouvé un nom de crew, « ACS », pour Art Crime Stars, en toute humilité. J’ai tout de même bien dû l’écrire deux ou trois fois sur un mur, avant de me rendre compte du ridicule de la situation. J’en étais en effet le membre fondateur, et même le seul et unique membre pour ne rien vous cacher. Comme une bande de jeunes à moi tout seul, comme le chantait Renaud.